L’émergence des tétrapodes

Les tétrapodes représentent près de la moitié des espèces de vertébrés (les animaux avec un squelette interne) et sont une composante majeure des écosystèmes actuels. Nos connaissances sur leur émergence au Dévonien, il y a plus de 358 millions d’années, ont considérablement progressé au cours des 30 dernières années et nous renseignent sur l’origine de bon nombre de nos caractéristiques anatomiques, telles que nos bras et nos mains.

Membres de tétrapodes et de poissons sarcoptérygiens

Le membre antérieur des tétrapodes (par exemple, notre bras) et la nageoire pectorale des poissons sarcoptérygiens actuels sont articulés au reste du squelette par un os unique, l’humérus. Le segment terminal (autopode) du membre chiridien des tétrapodes comporte des doigts. La nageoire des poissons sarcoptérygiens est formée d’une succession d’os sur lesquels s’insèrent les lépidotriches, de fins rayons osseux formant un éventail autour de la nageoire.

© H. Dutel, repris par l’AFDEC

Les tétrapodes incluent tous les vertébrés qui ont possédé à un moment de leur évolution des pattes munies de doigts, appelées également membres chiridiens. Ils incluent donc les organismes chez qui les pattes ont été extrêmement modifiées, voire perdues, comme chez les serpents ou les baleines. Les tétrapodes sont apparentés à certains poissons dont les nageoires sont charnues, c’est-à-dire composées d’une série osseuse et de muscles. Comme les membres chiridiens, ces nageoires sont articulées au reste du squelette par un seul os : l’humérus pour les membres antérieurs et le fémur pour les membres postérieurs.

Les tétrapodes et ces poissons forment un groupe appelé sarcoptérygiens (du grec sarx, "chair", et pteryx, "membre"). Les poissons à nageoires charnues, ou poissons sarcoptérygiens, sont représentés dans la nature actuelle par seulement deux lignées, les cœlacanthes et les dipneustes, mais ils étaient considérablement plus diversifiés au Dévonien (419 à 358 millions d’années)

L’apport des découvertes paléontologiques

On a longtemps supposé que les premières excursions sur la terre ferme depuis le milieu aquatique avaient été accomplies par des poissons sarcoptérygiens du Dévonien, tel Eusthenopteron. Comme ils étaient forcés de se déplacer sur la terre pour changer de mares lors de sécheresses, leurs nageoires se seraient transformées en pattes. Dans les années 1920–1930, Ichthyostega et Acanthostega furent les premiers tétrapodes dévoniens découverts. Pour les paléontologues de l’époque, ils étaient de parfaits chaînons manquants : imaginés comme des animaux terrestres, ils étaient considérés comme les descendants immédiats des premiers poissons ayant posé la nageoire sur la terre ferme. Ce scénario évolutif a été largement véhiculé auprès du grand public.

Le Dévonien dans l'histoire de la vie

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Hadéen

Hadéen

Il y a 4,6 milliards d’années, la Terre achève sa formation. Débute alors la première ère géologique : l'Hadéen. Le noyau de notre planète se forme et la lune apparait, probablement à la suite d'un impact entre la Terre et une proto-planète nommée Théia.

La croûte terrestre commence sa formation, et la température à la surface de la planète baisse progressivement. Il y a 4 milliards d’années, à la fin de l'Hadéen, les conditions nécessaires à l'émergence de la vie sur Terre seront réunies.

Notre dossier sur l'Hadéen
Archéen

Archéen

Il y a 4 à 2,5 milliards d'années, la croûte terrestre continue de se former sous l’action d'un volcanisme intense. Plus tard, dans les océans très chauds, les premières bactéries et algues apparaissent. Leur photosynthèse produit alors du dioxygène, déchet toxique auquel le reste du vivant s'adaptera par la suite.

Certaines colonies de cyanobactéries sont organisées en tapis microbiens qui forment de grandes structure minérales appelées stromatolites. Ces structures sont les plus anciennes traces de vie connues.

Sur la frise : un stromatolite et une colonie d'algues, productrices d'oxygène.

Notre dossier sur l'Archéen
Protérozoïque

Protérozoïque

Au protérozoïque, du grec signifiant « avant l'animal », l'atmosphère se charge de l'oxygène produit dans les océans. A la suite d'un brusque refroidissement, les algues se diversifient sur les fonds marins et les animaux pluricellulaires apparaissent, tels que les méduses et des petits animaux munis de coquilles.

Sur la frise : un Dickinsonia (animal à corps mou) un Cloudinidae (animal à coquille) et une méduse.

Paléozoïque

L'ère Paléozoïque

Au paléozoïque, de nombreuses groupes d'espèces animales et végétales apparaissent et conquièrent tous les milieux. L’apparition d’animaux pourvus de squelettes minéralisés internes ou externes a facilité leur fossilisation et donc la préservation de spécimens jusqu’à nos jours.

Nos dossiers sur l'ère Paléozoïque
Cambrien

Cambrien

Au Cambrien, la formidable diversification de la vie démarrée au Protérozoïque se poursuit et s’accélère avec le développement de structures minéralisées, telles que les squelettes externes des arthropodes. Les fonds marins se peuplent d’animaux aux formes souvent très différentes des faunes actuelles. De nombreux groupes d’arthropodes, de vers, d’éponges ou de mollusques apparaissent.

Sur la frise : un Anomalocaris (arthropode) un trilobite (arthropode) et un Pirania (éponge tubulaire).

Notre dossier sur le Cambrien
Ordovicien
Extinction
Ordovicien-Silurien

Ordovicien

À l'Ordovicien, la vie animale se propage hors des fonds marins et gagne la colonne d'eau. Des vertébrés et des céphalopodes nagent en eaux libres alors que les brachiopodes et trilobites sont très fréquents sur les fonds marins. Les premières plantes terrestres colonisent les milieux humides continentaux. A la fin de l'Ordovicien, un refroidissement du climat entraîne la première des cinq grandes crises de la biodiversité.

Sur la frise : un Sacabambaspis (vertébré), un orthocône (céphalopode) et un brachiopode.

Extinction
Ordovicien-Silurien

La Terre connaît une première grande crise à la fin de l’Ordovicien, alors que la vie est exclusivement marine. Cette crise serait due à un intense épisode de glaciation et aurait provoqué la disparition de 60 à 70% des espèces.

Les cinq grandes crises du vivant
Silurien

Silurien

Au Silurien, les arthropodes et les vertébrés poursuivent leur diversification dans les océans. Dans les milieux humides continentaux, les plantes terrestres continuent de se diversifier avec l'apparition des plantes vasculaires (qui possèdent des tiges et de la sève). Elles sont accompagnées de certains arthropodes tels que les myriapodes et les arachnides.

Sur la frise : un euryptéride (ou scorpion de mer), un mille-pattes et l'une des premières plantes vasculaires, Cooksonia.

Dévonien
Extinction
du Dévonien

Dévonien

Au Dévonien, les vertébrés marins sont très diversifiés, en particulier par la présence de nombreux « poissons » cuirassés appelés placodermes. Les tétrapodes apparaissent, ce sont les premiers vertébrés munis de pattes et de doigts mais ils sont encore inféodés aux milieux aquatiques. La végétation du début du Dévonien ne mesure que quelques dizaines de centimètres de haut : elle fait peu à peu place à des forêts d'Archeopteris mesurant jusque 30 mètres.

Sur la frise : un placoderme (prédateur marin), un Calamophyton (arbre) et un Ichtyostega (tétrapode).

Extinction
du Dévonien

D’importantes variations climatiques et la chute de l’oxygénation des mers entraînent, à la fin du Dévonien, une crise qui provoque l'extinction du Dévonien et la disparition de 75% des espèces.

Les cinq grandes crises du vivant
Carbonifère

Carbonifère

Au Carbonifère, de riches écosystèmes forestiers se développent dans les zones humides. Les arbres et insectes volants se diversifient et se spécialisent, alors que débute l'essor des tétrapodes sur le milieu terrestre. C'est à cette période que, de la collision entre deux grands continents, nait le supercontinent de la Pangée.

Sur la frise : un paléodictyoptère (insecte volant), une fougère arborescente et un Hylonomus (reptile).

Notre dossier sur le Carbonifère
Permien
Extinction
Permien-Trias

Permien

À partir du Permien, à la suite suite d'une aridification du climat, la flore change considérablement. Les plantes à graines deviennent dominantes. Les nouvelles chaînes de montagnes subissent une forte érosion. Les amniotes (vertébrés à quatre pattes pondant des œufs) se diversifient sur la terre ferme. Dans les océans, le sommet de la chaîne alimentaire est dominé par des groupes proches des requins actuels.

Sur la frise : un dimétrodon (amniote), un rameau du conifère Walchia et un hélicoprion (proche des requins)

Extinction
Permien-Trias

A la fin du Permien a lieu la crise du Permien-Trias. C'est la plus grande qu’ait jamais connue la Terre. Elle provoque la disparition de plus de 90% des espèces, terrestres comme marines. Cette crise sans précédent aurait été essentiellement causée par deux épisodes volcaniques majeurs.

Les cinq grandes crises du vivant

Mésozoïque

L'ère Mésozoïque

Cette période de grande diversification de la biodiversité, comprise entre deux extinctions massives, dure près de 186 millions d’années. Elle se caractérise par l’émergence et la domination des dinosaures, des reptiles volants et des reptiles marins, ainsi que par l'apparition des mammifères et des plantes à fleurs.

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Trias
Extinction
Trias-Jurassique

Trias

Au Trias a lieu une forte diversification des reptiles : crocodiles, tortues ou encore dinosaures apparaissent sur le supercontinent de la Pangée, accompagnés des premiers mammifères. Des reptiles retournent à la vie marine. Les ptérosaures sont les nouveaux grands prédateurs volants. Les groupes dominants d’insectes sont les coléoptères, les diptères et les hyménoptères. Les conifères deviennent les arbres les plus abondants.

Sur la frise : un Morganucodon (mammifère), un ichthyosaure (reptile marin) et un ptérosaure (reptile volant).

Notre dossier sur le Trias
Extinction
Trias-Jurassique

La crise du Trias-Jurassique s'étend sur près de 17 millions d'années, un record en comparaison aux autres crises qui s’étendent sur des périodes durant de 1 à 2 millions d’années. 

Probablement induite par un intense épisode volcanique en plein cœur d'une Pangée fractionnée, cette crise conduit à la disparition de 70 à 80 % des espèces, alors que commence l'ouverture de l'océan Atlantique.

Les cinq grandes crises du vivant
Jurassique

Jurassique

Au Jurassique, la Pangée n'existe plus, morcelée par les océans Atlantique et Téthys où règnent les reptiles marins. Les dinosaures se diversifient, avec le développement du gigantisme mais aussi l'apparition des premiers oiseaux. Les insectes connaissent également une forte diversification. Côté forêts, les plantes à graines prospèrent mais les fougères restent très présentes dans certains milieux.

Sur la frise : un archéoptéryx (proche des futurs oiseaux), un crabe et un sauropode.

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Crétacé

Extinction
Crétacé-Paléogène

Crétacé

C'est au Crétacé qu'ont vécu de célèbres dinosaures comme le tyrannosaure ou le tricératops. Les ammonites et reptiles marins sont fréquents dans les océans tandis que les espèces d'oiseaux se diversifient. Les plantes à fleurs connaissent un très fort succès évolutif, événement majeur de la formation des écosystèmes à venir. Elles sont accompagnées de nombreux pollinisateurs.

Sur la frise : une ammonite, une abeille sur une fleur, un tyrannosaure.

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Extinction
Crétacé-Paléogène

La dernière grande crise du Crétacé-Paléogène est sans doute la plus connue, car elle correspond à l’extinction d’un des groupes d’animaux fossiles les plus célèbres, les dinosaures (à l'exception des oiseaux). Elle concorde avec un épisode volcanique majeur au Dekkan (Inde), auquel s’ajoute la chute d’un astéroïde dans la péninsule du Yucatan (Mexique). Ces deux événements ont impacté toute la planète.

Les cinq grandes crises du vivant
Cénozoïque

L'ère Cénozoïque

Débutant il y a 66 millions d’années, le Cénozoïque se poursuit aujourd'hui. Connu comme « l'ère des mammifères » du fait de la rapide évolution de ces derniers vers de grandes tailles, c'est aussi une période de grandes diversifications parmi les oiseaux, les plantes à fleurs ou encore les « poissons à arêtes ».

Paléogène

Paléogène

Le Paléogène se situe après la disparition des dinosaures non-aviens, des ammonites et de nombreux autres groupes d’espèces. Dans les milieux qu’ils laissent vacants, les mammifères et les oiseaux connaissent une forte diversification, alors que les actinoptérygiens (ou « poissons à nageoires rayonnées ») deviennent abondants dans les océans et en eaux douces. Les plantes à fleurs, notamment les arbres feuillus, poursuivent leur développement et deviennent la flore la plus diversifiée.

Sur la frise : un palmier, un baluchitère (grand mammifère) et un actinoptérygien.

Néogène

Néogène

Au Néogène, le courant de Drake se met en place autour de l’Antarctique et la planète se refroidit progressivement pour s’approcher du climat actuel. Durant le Néogène, l’isthme de Panama se referme et relie les Amériques du Nord et du Sud, formant une séparation entre Atlantique et Pacifique. Sur la terre ferme, les prairies de graminées deviennent fréquentes et la faune s’adapte à de nouveaux écosystèmes proches de ceux que l’on connait aujourd’hui.

Sur la frise : une graminée, une antilope (ruminant) et un Livyathan (odontocène ou « cétacé à dents »).

Quaternaire

Quaternaire

Le Quaternaire est la période géologique actuelle, commençant il y a 2,58 millions d'années. Plusieurs épisodes de glaciation et/ou l’émergence du genre humain amènent à l’extinction de la majorité des espèces de grands mammifères, tels que les paresseux géants ou les mammouths. Plus récemment, en un temps bien plus court que lors des autres périodes géologiques, les activités humaines impactent tous les écosystèmes et provoquent une augmentation globale de la température.

Sur la frise : un fuchsia, un humain et une méduse.

Dans les années 1980–1990, de nouveaux fossiles d’Ichthyostega et d’Acanthostega ont été mis au jour par l’équipe menée par Jennifer Clack (1947–2020). Ces découvertes ont changé radicalement notre compréhension de l’origine des tétrapodes. Acanthostega et Ichthyostega sont apparus comme des animaux très différents l’un de l’autre, mais tous deux aquatiques et non terrestres. Ils possédaient en effet des pattes courtes, peu flexibles, qui ressemblaient à des palettes natatoires composées de sept (Ichthyostega) ou huit (Acanthostega) doigts. Et la présence de branchies a même été identifiée chez Acanthostega ! La meilleure compréhension de l’anatomie de ces fossiles a déclenché une vague de nouvelles découvertes. Des fossiles fragmentaires conservés dans les collections des musées à travers le monde et considérés comme des restes de poissons sarcoptérygiens ont pu être étudiés sous un jour nouveau et identifiés comme ceux de tétrapodes. La diversité anatomique ainsi que la répartition temporelle et géographique des premiers tétrapodes ont ainsi été substantiellement élargies durant la première décennie du XXIe siècle. On sait désormais que les tétrapodes dévoniens vivaient dans des environnements aquatiques variés, comme des deltas, des lagunes et des rivières.

Acanthostega et Ichthyostega possèdent des caractéristiques propres aux tétrapodes actuels, telles que des pattes munies de doigts. Comprendre l’origine de ces structures nécessitait donc de chercher du côté des poissons sarcoptérygiens du Dévonien. Présenté au monde en 2006, Tiktaalik est l’un des plus proches cousins fossiles des tétrapodes, et sa découverte a représenté une avancée majeure. À l’instar des tétrapodes, Tiktaalik a une tête aplatie et triangulaire, avec les yeux situés sur le dessus de la tête à la manière des crocodiles actuels. Il possède cependant des nageoires – qui réservent quelques surprises. Les rayons osseux qui soutiennent le voile de la nageoire forment un éventail à l’extrémité des membres de Tiktaalik. Ceux-ci sont robustes, fléchis, et leur articulation terminale forme un poignet. Plus récemment, des phalanges rudimentaires ont été identifiées dans la nageoire d’Elpistostege, un proche cousin de Tiktaalik. L’ébauche de doigts dans des nageoires ! Ces découvertes ont donc révélé que des caractéristiques que l’on considérait propres aux tétrapodes sont partagées par leurs plus proches cousins. L’émergence de la morphologie des tétrapodes ne représente donc pas un brusque saut évolutif mais s’est échelonnée sur plusieurs dizaines de millions d’années. Mais que nous disent ces fossiles sur la biologie et le mode de vie d’animaux sans équivalent dans la nature actuelle ? Et comment comprendre l’origine des transformations anatomiques observées chez ces fossiles ?

L’origine des tétrapodes : une question pluridisciplinaire

Au cours des 20 dernières années, la paléontologie a intégré un ensemble de concepts et d’outils analytiques souvent issus d’autres domaines. Ces outils permettent de tester des hypothèses formulées sur la biologie des fossiles et de tenter ainsi de déterminer les facteurs sous-tendant les transformations anatomiques observées au cours de l’évolution. L’imagerie par rayons X et l’accès à de puissants outils de modélisation 3D ont véritablement révolutionné le domaine en permettant notamment d’étudier l’anatomie interne des fossiles sans les dégrader, mais aussi de quantifier et d’analyser mathématiquement la diversité morphologique. Les approches de biomécanique issues de l’ingénierie offrent la possibilité de tester des hypothèses sur la manière dont ces animaux se déplaçaient et se nourrissaient, à partir d’une connaissance plus fine de la biologie des organismes actuels. Grâce à la puissance de calcul désormais disponible, des modélisations mathématiques permettent non seulement de reconstruire les relations de parenté entre de nombreux organismes, mais aussi d’élaborer des scénarios évolutifs en relation avec différents facteurs biotiques et abiotiques. L’étude des fossiles s’inscrit ainsi désormais dans un cadre résolument pluridisciplinaire.

parenté des tétrapodes et des ichthyens

Les relations de parenté des tétrapodes et de leurs cousins ichthyens au sein des sarcoptérygiens (vertébrés à membres charnus). Les différents organismes ne sont pas à la même échelle.

© H. Dutel, repris par l’AFDEC

On sait désormais que l’émergence des tétrapodes et leur adaptation à un mode de vie terrestre sont deux choses différentes. Les simulations numériques ont permis de démontrer que les pattes d’Ichthyostega et des autres tétrapodes dévoniens ne leur permettaient pas de marcher sur la terre ferme à la manière d’une salamandre comme on l’a longtemps pensé, mais sans doute de se tracter sur les berges à la manière des phoques. Si les tétrapodes dévoniens et leurs plus proches cousins tels que Tiktaalik semblent avoir eu différents degrés d’activité terrestre, il n’en demeure pas moins que ces animaux étaient largement inféodés au milieu aquatique. Durant les premières étapes de son évolution, la patte munie de doigts aurait ainsi permis des modes particuliers de locomotion aquatique plutôt qu’une locomotion terrestre. La patte est ainsi un exemple d’exaptation : au cours de l’évolution, une structure se trouve réutilisée dans une fonction pour laquelle elle n’a pas été initialement sélectionnée. Quant à savoir où et comment ces animaux se nourrissaient, la question demeure largement ouverte. Les différences de propriétés physiques entre l’eau et l’air imposent un mode de prise alimentaire différent, et donc un fonctionnement distinct du système manducateur chez les vertébrés aquatiques et les vertébrés terrestres. Les études successives réalisées sur les fossiles ont abouti à des conclusions contradictoires. Si l’ossification du crâne d’Acanthostega a été interprétée comme reflétant un mode de prise alimentaire terrestre, la géométrie et la mécanique de sa mandibule suggèrent qu’il capturait ses proies à la manière des vertébrés aquatiques.

L’apport de la génétique et de la biologie du développement

Anatomie d’Eusthenopteron, Tiktaalik et Acanthostega

Comparaison de l’anatomie d’Eusthenopteron, Tiktaalik et Acanthostega. Les os homologues des nageoires et de la patte sont représentés de la même couleur. Les organismes ne sont pas à la même échelle.

© H. Dutel, repris par l’AFDEC

Parallèlement, les travaux en biologie du développement et en génomique se sont avérés essentiels pour comprendre les changements morphologiques observés chez les fossiles, tels que la transformation des nageoires en pattes. L’étude du génome révèle que des caractéristiques que l’on pensait propres aux tétrapodes sont partagées par d’autres vertébrés et offrent d’autres exemples d’exaptations. Grâce notamment à de nouvelles avancées en biotechnologie, il a été montré que les mécanismes génétiques contrôlant la formation des nageoires et celle des pattes sont étonnamment similaires. L’enjeu désormais est notamment de mieux comprendre comment des mécanismes développementaux conservés au cours de l’évolution se sont retrouvés impliqués dans la formation de structures très différentes. Grâce aux spécimens conservés dans les musées d’histoire naturelle, les nouvelles techniques d’imagerie offrent l’opportunité d’étudier le développement d’espèces actuelles ne pouvant plus être prélevées dans la nature. C’est le cas du cœlacanthe, l’un des rares poissons sarcoptérygiens actuels. Son étude nous a ainsi renseignés sur le développement de caractéristiques primitives du crâne, observées chez les poissons sarcoptérygiens fossiles, en relation avec les tissus mous, qui ne se fossilisent pas, comme le cerveau.

Les premiers vertébrés munis de pattes étaient donc aquatiques et l’émergence des tétrapodes ne rime désormais plus avec terrestrialité. Des caractéristiques considérées comme propres aux premiers tétrapodes ont récemment été identifiées chez leurs plus proches cousins poissons, ce qui a permis de mieux comprendre certaines étapes de l’histoire évolutive des sarcoptérygiens. Les découvertes paléontologiques et des approches pluridisciplinaires ont considérablement enrichi notre compréhension de l’origine des tétrapodes, bien que de nombreuses questions demeurent encore sur la biologie de ces animaux sans aucun équivalent dans la nature actuelle et sur les facteurs sous-tendant leur évolution.

Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022. 

Auteur

Hugo Dutel

 Associé de recherche en paléobiologie travaillant dans le groupe du professeur Rayfield à l'université de Bristol

La Terre, le vivant, les humains

  • Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
  • 2022
  • Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
  • 196 × 249 mm
  • 420 pages
  • 45 €
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