L’océan profond : un désert parsemé d’oasis
L’océan reste une des grandes frontières de la connaissance au XXIe siècle. Peu accessible à l’animal terrestre que nous sommes, son exploration dérive des contraintes et des usages qu’il nous offre : étendue d’eau à franchir pour rejoindre les différentes terres émergées, ressource de pêche mais aussi territoire de l’imaginaire. Sa partie profonde est particulièrement difficile d’accès et son exploration scientifique démarre au XIXe siècle par l’exploitation d’observations fortuites (la pêche ou la pose de câbles télégraphiques transocéaniques).

Crabe des abysses, découvert à 1150 km de profondeur
CC BY IfremerLes premières hypothèses scientifiques sur la vie dans les grands fonds océaniques reposent sur des données fortuites. Ainsi, la théorie azoïque proposée par Edward Forbes au milieu du XIXe siècle se fonde sur l’observation que l’abondance des organismes récoltés par des engins de pêche décroît avec la profondeur. Par extrapolation il formule l’hypothèse selon laquelle aucun organisme n’est présent au-delà d’environ 600 m de profondeur. Cette hypothèse est rapidement contredite, notamment par les travaux d’Henri Milne Edwards, qui étudia en 1861 les animaux récoltés sur les câbles transocéaniques ayant séjourné à plus de 1 000 m de profondeur.
Cet exemple de dynamique entre observations et hypothèses formulées marque le démarrage de l’exploration scientifique de l’océan mondial avec notamment l’expédition emblématique de la corvette britannique Challenger. Entre 1872 et 1876, les scientifiques embarqués vont collecter tout autour du globe de nombreux échantillons géologiques et biologiques ainsi que des données telles que la profondeur et la température. Les résultats sont spectaculaires. Ils démontrent que le fond de l’océan n’est pas plat, qu’il y a des montagnes et des vallées et qu’il est peuplé à toutes les profondeurs par des organismes divers, bien que généralement peu abondants.
Ces données permettent de formuler de nouvelles hypothèses, notamment sur l’origine de la matière organique dont se nourrissent ces organismes qui vivent à des profondeurs où la lumière ne pénètre pas (l’absence de lumière au-delà d’environ 200 m de profondeur en interdisant la production primaire par la photosynthèse). Plus on s’éloigne de la surface, moins il y a de ressources organiques donc moins il y a de biomasse. Dès la fin du XIXe siècle, les scientifiques suggèrent que ces organismes dépendent pour leur nutrition de la chute de débris végétaux et animaux depuis la surface. Cette production de surface résulte de la production primaire issue de la photosynthèse réalisée par les végétaux (marins et terrestres), les algues ou encore les micro-organismes planctoniques.
Au cours du XXe siècle, l’exploration s’est poursuivie, notamment avec le déploiement d'instruments nouveaux tels que les sondeurs acoustiques, qui permettent de cartographier en détail des reliefs océaniques, et d’engins submersibles permettant d’acquérir des images de ces paysages inaccessibles. L’exploration des grandes plaines abyssales confirme l’idée que la vie est quantitativement peu abondante dans les profondeurs. Cependant, peu à peu émerge aussi une vision d’un milieu plus hétérogène. Comme dans les déserts terrestres, l’exploration met en évidence des oasis qui hébergent une faune différente et luxuriante.
Des oasis extraordinaires dans les grands fonds marins

Vers géants (Riftia Pachyptila) et crabes hydrothermaux (Bythograea) vivant autour de cheminées hydrothermales
CC BY IfremerParmi ces oasis, la découverte la plus spectaculaire est celle de sources hydrothermales à la fin des années 1970. Les cheminées hydrothermales le long des dorsales océaniques dégagent des fluides chauds chargés d’éléments chimiques habituellement toxiques pour les organismes. De façon inattendue, ces environnements sont peuplés par une faune abondante, avec des organismes qui semblent très différents de ceux connus des autres habitats profonds de l’océan. On y trouve par exemple des moules et des vers particulièrement grands, qui forment des populations denses. Cette biomasse importante pose la question de l’origine de la matière organique. À ces profondeurs (quelques milliers de mètres), on est loin de la production primaire photosynthétique et les conditions paraissent particulièrement hostiles à la vie ! L’explication va être trouvée dans la découverte de la chimiosynthèse : ce mécanisme permet à des bactéries de produire de la matière organique à partir de l’énergie dégagée par des réactions chimiques permises par les éléments, notamment les sulfures, rejetés par des « fumeurs ». Cette chimiosynthèse est réalisée par des bactéries libres, mais aussi par des bactéries qui vivent en association étroite avec certains des animaux spécialisés de ces milieux. Par exemple, le ver tubicole géant Riftia pachyptila, qui peut atteindre deux mètres de long, n’a pas de tube digestif mais un organe spécifique dans lequel des bactéries chimiosynthétiques produisent la matière organique dont il a besoin pour se développer. Ces découvertes extraordinaires ont remis en cause l’hypothèse qui prévalait jusqu’alors selon laquelle la vie dans les profondeurs ne dépend que de la production primaire de la surface.
L’originalité de l’adaptation des organismes hydrothermaux a bien évidemment suscité des questions quant à leur origine évolutive. Au premier abord, les naturalistes ont été frappés par ce qui les distingue des autres animaux présents dans les autres habitats marins. C’est notamment le cas de Riftia pachyptila : l’absence de tube digestif et un plan d’organisation particulièrement simplifié a conduit à émettre l’hypothèse que ces organismes appartenaient à un phylum nouveau. En d’autres termes, ces vers appartiendraient à une lignée ayant divergé des autres animaux il y a très longtemps et, contrairement à d’autres lignées (comme les mollusques, les vertébrés ou les crustacés), ils ne se seraient diversifiés que dans ces milieux très particuliers. Cette hypothèse sous-entend que ces sources hydrothermales hébergeraient une faune qui se serait adaptée à ces conditions particulières il y a très longtemps et serait depuis restée restreinte à ces environnements.
L’exploration des autres milieux marins et l’utilisation des outils de la génétique moléculaire a cependant rapidement conduit à rejeter cette hypothèse. Les vers Riftia pachyptila, bien que n’ayant pas un corps segmenté, se sont avérés appartenir aux annélides. Avec d’autres vers plus discrets en taille et habitant d’autres milieux, ils forment au sein des annélides un groupe dont la particularité est d’être obligatoirement associés à des bactéries. On trouve notamment dans ce groupe des vers du genre Osedax, découverts en 2004, spécifiquement associés aux cadavres de baleines et autres cétacés qui se décomposent au fond des océans. Dans ce cas, les vers, sans tube digestif, sont associés à des bactéries spécialisées dans la dégradation des lipides complexes présents en quantité dans les os des cétacés.
Baleines et bois coulés comme surprenantes sources de nourriture
Les cadavres de grands vertébrés constituent en effet un autre type d’oasis dans les milieux marins profonds. Quelle que soit leur taille, les animaux qui vivent proches de la surface finissent, quand ils meurent, au fond de la mer. La neige planctonique visible sur les images des grands fonds résulte de cette chute inexorable de restes organiques. Il en va de même pour les végétaux terrestres, notamment l’abondante végétation des îles tropicales : les arbres et autres débris végétaux qui tombent sous l’effet des tempêtes et autres aléas sont charriés par les rivières vers l’océan. Dérivant vers le large, ils vont progressivement s’imprégner d’eau et couler. Dans certains endroits, la topographie favorise l’accumulation de cette matière organique. C’est par exemple le cas dans la grande baie au nord de l’île de Santo au Vanuatu, où les équipes du Muséum national d’histoire naturelle et de l’Institut de recherche pour le développement ont conduit de nombreuses campagnes océanographiques.
Les organismes présents sur ces amas massifs de matières organiques animales ou végétales ont été décrits dès les premières grandes explorations. Dans les comptes rendus de l’expédition du Challenger, la présence d’organismes associés à ces débris végétaux ou animaux est mentionnée dans 9 des 360 opérations effectuées. Ces animaux, souvent discrets en taille, ont longtemps été considérés comme des curiosités zoologiques et n’ont pas fait l’objet de recherches ciblées avant le début du XXIe siècle. La proximité évolutive avec certains des organismes caractéristiques des sources hydrothermales est à l’origine d’un regain d’intérêt pour cet habitat très particulier.
C’est par exemple le cas des grandes moules présentes dans les sources hydrothermales, qui ont également été retrouvées dans les environnements de suintements (dits froids) le long des marges continentales où des émissions de sulfures ou de méthane permettent la chimiosynthèse. Ces grandes moules, qui peuvent atteindre une vingtaine de centimètres, avec un tube digestif réduit, ont d’abord été considérées comme très différentes de toutes les moules connues. Elles ont ainsi été classées dans une sous-famille, les Bathymodiolinae, en faisant l’hypothèse qu’elles se seraient spécialisées dans ces milieux et s’y seraient ensuite diversifiées. Pourtant, d’autres moules, de petite taille, étaient déjà connues des milieux profonds. Ces petites moules sont associées aux débris végétaux et aux cadavres de grands vertébrés. Discrètes par leur taille et difficiles à localiser sur le plancher océanique, elles n’avaient que peu retenu l’attention des biologistes. La reconstruction de l’histoire évolutive des grandes moules a mis en évidence leur patenté avec ces moules plus discrètes.

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Des moules révèlent une dynamique écologique et évolutive entre oasis océaniques
Les explorations naturalistes menées depuis le début du XXIe siècle autour des grandes îles tropicales ainsi que le déploiement expérimental de divers substrats organiques (tels que des cadavres d’animaux ou différentes essences de bois et autres débris végétaux) ont permis de récolter ces petites moules et d’étudier leur diversité. Il s’avère qu’elles sont associées, comme les grandes moules, à des bactéries chimiosynthétiques. Leur régime alimentaire est mixte. Comme les moules côtières, elles se nourrissent en filtrant l’eau de mer mais, comme les moules hydrothermales, elles complètent leur nutrition en s’appuyant sur la production primaire des bactéries chimiosynthétiques. La reconstruction de leur histoire évolutive a permis de mettre en évidence qu’elles forment avec les grandes moules hydrothermales une même lignée et que la spécialisation vers les milieux hydrothermaux a eu lieu à de multiples reprises. Cette spécialisation s’accompagne à chaque fois d’une augmentation de la taille et d’une réduction des capacités à se nourrir par filtration. En d’autres termes, les faunes hydrothermales ne sont pas isolées de la dynamique évolutive du reste de l’océan. Les carcasses de vertébrés et les amas de bois coulés permettent une dynamique écologique qui repose à la fois sur l’apport massif de cette matière organique issue de la photosynthèse et sur le dégagement de sulfures issus de sa dégradation, qui permet, par la chimiosynthèse, une nouvelle production primaire de matière organique. Ces environnements sont associés à un monde vivant diversifié et encore peu connu, à la fois dans la diversité des espèces et dans leurs adaptations.
Les paysages et le peuplement de l’océan profond réservent encore de nombreuses surprises pour les naturalistes. Il devient urgent de combler les lacunes de nos connaissances sur la vie dans les grands fonds face à l’intérêt que suscitent leurs ressources, notamment minérales.
Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022.
Autrice

Sarah Samadi
Professeure du Muséum national d'Histoire naturelle, ses recherches actuelles portent sur la systématique et la biologie évolutive dans les grands fonds marins (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité - UMR 7205)

La Terre, le vivant, les humains
La Terre, le vivant, les humains
- Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
- 2022
- Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
- 196 × 249 mm
- 420 pages
- 45 €